Le nouveau roman de Mathias Enard nous transporte de la France à l'Allemagne, de la montagne à la Havel. Dans un roman multiple, Mathias Enard dévoile plusieurs voix pour faire œuvre de mémoire.
Alors qu'un soldat, visiblement déserteur, surgit devant ce qui semble être sa maison d'enfance, sur le Havel à Berlin ont lieu "Les Journées Paul Heudeber" en hommage à ce mathématicien prodige sur un bateau. Rien ne semble lier ces deux récits et pourtant, par un subtil mélange de mots et de suture, adroite, Mathias Enard crée un effet miroir entre ces deux hommes.
L'un raconte sa traversée de déserteur là où plusieurs voix se succèdent pour évoquer le mathématicien Paul Heudeber.
Le motif de la guerre
Comme dans La perfection du tir, Mathias Enard excelle dans l'art de raconter la guerre, les actions et les pensées. A nouveau, l'auteur nous plonge dans la tête de son personnage, cette fois-ci cet homme déserteur, rescapé d'une guerre inconnue dans un pays qu'on pourrait imaginer être la France. Mathias Enard laisse ici place à l'imagination, il se concentre sur l'essentiel, à savoir ce que fait, vit, pense, ce soldat rescapé.
Le point de vue de l'homme est focal, on suit son avancée dans le maquis en étant immergé dans les actions et les pensées de ce protagoniste. L'auteur décrit avec peu de mots, d'une précision presque chirurgicale, de façon épurée la progression de ce personnage.
Se joint à ce motif l'histoire de Paul Heudeber. Rescapé des camps de la Seconde Guerre mondiale, l'homme y a développé ses théories mathématiques. C'est une autre facette de la guerre que nous présente l'auteur. Même si les passages sur la détention de Paul sont peu nombreux, sa fille Irina, voix du récit, la raconte à travers des lettres et des souvenirs rapportés de sa mère, Maya.
"J'ai rêvé de toi ce matin c'est la guerre
Je t'ai rêvée tout autour de moi
Vibrante
Une douce explosion mon cœur de ta présence
C'est la guerre ce matin je t’ai rêvée
Parfaite comme les équations qui font voler les obus
Parfaite comme l'évidence des équations
Parfaite comme la violence
Entière
Tu étais là en moi
J’étais seul tous n'avaient que la guerre à la bouche
Je n'avais plus que toi
Et la tristesse de ta disparition."
Exil et solitude
Que ce soient le déserteur, Paul ou encore Irina, le sentiment d'exil traverse le roman. Si le titre du roman est Déserter, c'est autant un rappel aux actions du premier homme, qu'aux sentiments d'abandon que ressent Irina face aux actions de son père, qui, lui, a déserté sa vie de famille pour une cause plus noble. C'est aussi ce qu'elle-même cherche à faire en choisissant les maths mais d'une autre façon, sur un autre territoire.
"Paul était déçu non pas que je me consacre aux mathématiques pures mais à leur histoire ; Paul était déçu que je ne sois pas enfin la première femme à remporter la médaille de Fields ; Paul ne voyait pas à quel point il avait été présent dans les choix de carrières même en creux."
C'est aussi l'immense solitude qui lie les trois protagonistes du récit, le soldat dans sa montagne sans régiment, Paul en Allemagne de l'Est dévoué à la cause, Irina loin de ses parents, qui décide d'étudier les maths arabes plutôt que les théories allemandes. Chacun semble voué à sa cause, mais des causes bien solitaires. Ce motif se confond avec celui de l'exil, l'exil intellectuel, l'exil social et l'exil terrestre. Ce sont trois fils perdus qui se rattachent dans cet exil.
Mathias Enard livre ici un roman singulier, où deux figures qui semblent n'avoir rien à voir sont liées par les affres de la guerre et ses conséquences. Dans un roman dense et divers, Mathias Enard montre une fois encore à quel point il est un génie de la langue.
"Déserter", Mathias Enard, Editions Actes Sud, 256 pages, 21,80€